Etre juif

 

Je sais qu’être Juif, ça peut être dangereux.

Moi, je suis né à Drancy en 1947. Enfant, le dimanche, chez mes grands-parents paternels, on parle beaucoup de la guerre et de la déportation. Je saisis des bribes de conversation et je reconstitue le puzzle. J’ai l’impression d’avoir toujours su ce qui s’était passé. Je n’ai pas la sensation que l’on ait cherché à me cacher quoi que ce soit. Je me souviens d’un jour, à l’école où un petit garçon me dit : « J’aime pas les Juifs ! ». Je réponds: « Ah bon! Moi j’en connais un, il est très gentil ! » Je n’ose pas lui avouer que je suis Juif. Je sais que c’est être différent, très particulier. Que ça peut aussi être dangereux, même si au fond de moi j’en éprouve une certaine fierté.

Durant mon enfance, j’entends souvent ma mère répéter: « Pourquoi suis-je encore vivante, pourquoi suis-je encore là ? ». Il y quelques années, je me suis rendu à Auschwitz avec le train de la mémoire. J’y avais emmené ma mère qui voulait voir l’endroit où sa famille avait été décimée. J’ai également retrouvé une photo de famille prise en Hongrie en 1921. On y voit mes grands-parents maternels entourés de leurs enfants, parmi lesquels maman à l’âge de 4 ans. C’est la photo qui est projetée sur grand écran à la fin de mon spectacle et qui figure également, désormais, sur le buffet de la salle à manger de ma mère.

En regardant cette photo, elle continue à me répéter : « Dire que je suis la seule survivante ! Hitler a tué toute ma famille… ». Je lui demande : « Pourquoi tu parles toujours de ça ? ». Elle me répond : « Pour ne pas oublier ». A 93 ans, avec une précision inouïe, elle continue à parler de la Hongrie, de sa maison, de son père qui chantait à la synagogue et qui avait une voix admirable.

C’est comme si mes ancêtres n’avaient jamais existé : le néant absolu !

Les 6 millions de Juifs assassinés pendant la guerre m’ont toujours bouleversé. Pour moi, ils ne représentent pas un chiffre abstrait, mais une vie, plus une autre, plus une autre. Chaque vie vaut la peine d’être racontée. Celle de mon grand-père Abraham en est une parmi les autres. J’ai fait des recherches très poussées pour retrouver la trace d’Abraham, de Rosele, de Bella et d’Isaac. D’eux, il ne reste rien nulle part. Aucun nom sur un registre, aucun document, le néant absolu. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Comme s’ils n’avaient jamais été autre chose que cette fumée s’échappant des crématoires. Leur consacrer un spectacle retraçant leurs vies, leurs rires et leurs larmes, c’était leur redonner un peu de vie. Ma façon toute personnelle de leur rendre hommage.

                     Michel Jonasz