Lettre à mes amis lepénistes
Ce que nous enseigne ce second tour, c’est que l’extrême-droite a fait un magnifique travail depuis quelques années.
Le FN s’est dédiabolisé, comme disent les médias.
Jean-Marie Le Pen était un repoussoir.
Marine Le Pen n’est plus un repoussoir.
Chez une partie des jeunes de gauche, des «progressistes», Marine Le Pen est «possible». On ne l’aime pas, mais on prend le risque.
On dit : «Pourquoi pas».
D’où un enseignement plus douloureux : bien des jeunes de gauche, bien des «progressistes» désirent à leur insu que Marine Le Pen soit élue.
Leurs justifications sont nombreuses, plus ou moins pertinentes, ou assumées : pour donner un coup de pied dans la fourmilière, pour qu’il se «passe quelque chose», pour ne pas que le FN gouverne en 2022, parce que ce serait sacrément divertissant, parce que ça changerait enfin de l’establishment, parce que notre système électoral n’est pas le même qu’aux Etats-Unis, parce que de toute façon, les institutions l’empêcheraient de faire passer ses textes, etc.
Voter FN, quand on appartient à une classe populaire, quand on n’est pas éduqué, quand on est pauvre, c’est facile, on n’a pas honte.
Mais quand on est blanc, aisé, parisien, «de gauche», c’est vraiment pas chic. Alors on «s’abstient».
On vote FN malgré soi. On vote FN sans toucher de bulletin.
On pourrait dire : «L’abstentionnisme est l’extrémisme des intellectuels.»
Oui, je pense profondément qu’un grand nombre d’ennemis officiels de Marine Le Pen espèrent sans se l’avouer son élection.
Comme quand on appuie sur une blessure pour voir jusqu’où ça fait mal.
Pas besoin de chercher bien loin : Freud a exposé il y a un siècle la pulsion de vie et la pulsion de mort.
La pulsion de vie, c’est la démocratie, l’antiracisme, le débat, le respect des minorités, le mariage pour tous, le refus de la peine de mort.
En un mot : c’est chiant.
La pulsion de mort, c’est un désir sourd, un plaisir coupable de destruction, de nihilisme, d’abandon, de violence.
En un mot : c’est bandant.
Je comprends cette excitation. Je la ressens aussi.
Avant de la faire taire.
De toute évidence, ne pas s’opposer à Le Pen, jouer avec le feu en votant blanc ou en s’abstenant, c’est laisser s’exprimer sa pulsion de mort.
C’est ce que pointe Aron lorsqu’il écrit : «Tout se passe parfois comme si le prix de la révolution était mis au crédit plutôt qu’au débit de l’entreprise.»
Ou Cioran, résumant tout déjà : «Nous en avons assez des vérités qui ne naissent pas des flammes.»
Seulement, la pulsion de vie est toujours en danger.
Car la vie peut mourir et que la mort ne craint pas la mort.
Michel Rocard le formule ainsi : «Jamais nulle part la démocratie n’a enthousiasmé, sauf là où elle manque.»
Dans ses pires aspects le capitalisme s’est donc diabolisé en quelques années chez les jeunes, et l’on peut s’en réjouir. Mais comment se réjouir du fait que, dans le même temps, le FN soit devenu acceptable ?
Si un mot devait définir l’intelligence, ce serait : la nuance.
Quand on lit que Macron est «aussi pire» que Le Pen, où est la nuance ?
On attendrait un peu d’honnêteté de la part de ceux qui vomissent le capitalisme sur Facebook (cotation du site : plus de 300 milliards de dollars en bourse), tout en possédant un iPhone, un MacBook, en prenant l’avion trois fois par an, en s’abonnant à Netflix, en profitant du wifi et d’une médecine de pointe.
Que répondre à un jeune gay lyonnais qui écoute Christine and the Queens et affirme fièrement, en se croyant révolutionnaire : «Nous ne sommes pas en démocratie», quand ses homologues ougandais ou saoudiens se font trancher la gorge, ou pendre ?
Affirmer que tout se vaut, quitte à ce que certains de nos griefs soient justifiés ou justifiables, c’est mépriser la vertu dans sa nature la plus importante.
Quand on connaît l’histoire, quand on sait les génocides qui ont eu lieu au vingtième siècle, quand on assiste à ce qui se passe en Turquie, quand on observe qui sont les membres du FN, voter pour le parti d’en face devrait être de l’ordre de l’évidence.
Ne pas éprouver cette évidence – sans que cela empêche pour autant de critiquer le système actuel –, c’est s’accommoder d’une telle liste d’horreurs.
Ne pas ressentir cette évidence-là – je veux dire : se lancer dans des débats théoriques interminables, plus pointus les uns que les autres, convaincus de leur génie politique –, c’est n’accorder aucun crédit aux leçons du passé.
C’est croire que l’histoire ne se répète pas.
C’est être jeune, au sens bête du terme.
Refuser d’apporter sa voix au candidat démocrate contre le parti de l’extrême, c’est considérer que casser du pédé, casser du bougnoule, casser du noir, profaner un cimetière juif, ce n’est pas très grave. C’est murmurer lâchement, dans sa barbe : «on fera avec.»
Les abstentionnistes affirment en avoir assez des leçons de morale et ils ont raison. Ce sont des adultes. Ils font ce qu’ils veulent.
Qu’ils sachent simplement que je les considère comme des lepénistes.
Ni plus ni moins. Qu’à mes yeux ils sont eux aussi des lepénistes.
Mon but n’est pas de les insulter, mais de dire la vérité, avec tout le respect que je dois à un être humain qui ne serait pas d’accord avec moi.
On n’est trahi que par les siens : ce sont donc nos ennemis qui nous aident véritablement.
Lorsque Marine Le Pen arrivera au pouvoir, ce ne sera pas grâce à ses soutiens, mais grâce à la faiblesse de ses ex-rivaux naturels.
Si je supprimais de mon réseau tous les «lepénistes», comme certains le font en «nettoyant» leur liste d’amis, j’en perdrais beaucoup.
Alors amis abstentionnistes, vous restez mes amis – ne pas être d’accord, c’est aussi la démocratie.
Je découvre cependant que j’ai de nombreux amis lepénistes.
Il m’aura fallu attendre 2017 : je ne l’aurais jamais pensé.
Arthur DREYFUS
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P.S. : Je reprends volontiers cette lettre à mon compte. Je savais que bon nombre de policiers votaient FN ; mais je suis réellement tombé sur le cul en découvrant, dans le tumulte de cette campagne, que trois de mes vieux amis officiers vénéraient Marine Le Pen au point de voir en elle le salut ultime de la France. Ma décision a été immédiate : j’ai rompu toute relation avec eux et peu m’en chaut qu’ils m’aient TOUS trouvé sectaire. C’est l’hôpital qui se moque de la charité et, selon un autre adage bien connu, il vaut mieux être SEUL que mal accompagné !