Sur le banc devant la maison
Viens te mettre à côté de moi sur le banc devant la maison, femme, c’est bien ton droit ; il va y avoir quarante ans qu’on est ensemble.
Ce soir, et puisqu’il fait si beau, et c’est aussi le soir de notre vie : tu as bien mérité, vois-tu, un petit moment de repos.
Voilà que les enfants à cette heure sont casés, ils s’en sont allés par le monde ; et, de nouveau, on n’est rien que les deux, comme quand on a commencé.
Femme, tu te souviens ? on n’avait rien pour commencer, tout était à faire. Et on s’y est mis, mais c’est dur. Il y faut du courage, de la persévérance. Il y faut de l’amour, et l’amour n’est pas ce qu’on croit quand on commence. Ce n’est pas seulement ces baisers qu’on échange, ces petits mots qu’on se glisse à l’oreille, ou bien de se tenir serrés l’un contre l’autre ; le temps de la vie est long, le jour des noces n’est qu’un jour, – c’est ensuite, tu te rappelles, c’est seulement ensuite qu’a commencé la vie. Il faut faire, c’est défait; il faut refaire et c’est défait encore.
Les enfants viennent ; il faut les nourrir, les habiller, les élever : ça n’en finit plus ; il arrive aussi qu’ils soient malades ; tu étais debout toute la nuit, moi, je travaillais du matin au soir.
Il y a des fois qu’on désespère ; et les années se suivent et on n’avance pas, et il semble souvent qu’on revient en arrière, tu te souviens, femme, ou quoi ?
Tous ces soucis, tous ces tracas ; seulement tu as été là. On est resté fidèles l’un à l’autre.
Et ainsi j’ai pu m’appuyer sur toi et, toi, tu t’appuyais sur moi.
On a eu la chance d’ être ensemble, on s’est mis tous les deux à la tâche, on a duré, on a tenu le coup.
Le vrai amour n’est pas ce qu’on croit. Le vrai amour n’est pas d’un jour, mais de toujours.
C’est de s’aider, de se comprendre.
Et, peu à peu, on voit que tout s’arrange. Les enfants sont devenus grands, ils ont bien tourné.
On leur avait donné l’exemple.
On a consolidé les assises de la maison. Que toutes les maisons du pays soient solides,
et le pays sera solide, lui aussi.
C’est pourquoi mets-toi à côté de moi et puis regarde,
car c’est le temps de la récolte et le temps des engrangements ;
quand il fait rose comme ce soir, et une poussière rose monte partout entre les arbres.
Mets-toi tout contre moi, on ne parlera pas :
on n’a plus besoin de se dire, on n’a besoin que d’être ensemble encore une fois,
et de laisser venir la nuit dans le contentement de la tâche accomplie.
Charles Ferdinand RAMUZ (in » Anthologie poétique « )
Plaisir, 4 janvier 2017