Le Français de souche et l’oiseau migrateur

 

Le Français de souche et l’oiseau migrateur

24 Mars 2011

Par JONAS EKHR sur Mediapart

 

On parle beaucoup des Français de souche. Entendons-nous d’abord sur le mot. Souche apparaît en français au 14e siècle. Dans le Berry, on a longtemps dit soche, choche et cosse ; en Bourgogne, suche ;  en Picardie, choke ; en Normandie, chouque ; en Saintonge, cosse ; dans les faubourgs, on parlait de soutse et en Provence de soc et de soca. Le mot vient en tout cas du latin soccus, soulier de bois.

Etre français de souche ne signifie pas qu’on a toujours les deux pieds dans le même sabot. Il y a cependant des expressions fâcheuses. D’une personne apathique, on dira qu’elle reste comme une souche. De quelqu’un qui n’arrive pas à sortir du sommeil, qu’il dort comme une souche. Le mot désigne un imbécile. Georges Sand écrit : « Et là-dessus Jean Aubard se retira, bête comme souche, et riant comme un nigaud. » Dans le Père Goriot, Balzac se demande à propos d’une de ses héroïnes : « Où a-t-elle eu les yeux d’épouser cette grosse souche d’Alsacien ? »

Cela ne veut pas dire qu’en faisant souche, c’est-à-dire en faisant des enfants, on mettra forcément au monde des paresseux, des imbéciles ou des Alsaciens. Colette parle du cas où « des parents ordinaires font souche d’enfants exceptionnels ». On peut aussi faire souche d’honnêtes gens ou être de bonne souche. L’optimisme est permis.

« Français de souche », on l’aura compris, est synonyme de « français d’origine ». On peut être hottentot ou persan, catholique ou juif, paysan ou curé de souche. Léon Bloy raille les « bourgeois de souche bourgeoise ! Ah ! les monstres de laideur, de vilenie, de cupidité, de stupidité, d’infamie ! » Le premier Dictionnaire de l’Académie française (1694) définit le mot par : « Celuy d’où sort une génération, une suite de descendants ». Exemple : « Adam est la souche de tout le genre humain. »

Il est donc aussi la souche du migrateur. Le migrateur est celui qui migre. Migrer, du verbe latin migrare, c’est s’en aller. Le mot français est du 15e siècle, comme la migration, déplacement d’une population ou d’une espèce. Le migrateur, en revanche, n’arrive dans notre langue qu’au 19e siècle. En latin, le migrator est celui qui change de demeure.

Attention ! Impossible de faire souche sans migrer, car, pour qu’une femme ait un enfant, il faut que « le follicule se rompe et libère l’ovule qui va migrer dans les trompes ».

Le migrateur ne reste pas comme une souche : il court, il vole, il va, il effectue une migration. Ces mots inspirent le Poète. Paul Claudel chante « l’oiseau blessé, tombé de la horde migratrice ». Milosz, la « docile harmonie des grands vols migrateurs, là-bas, au plus voilé du ciel marin, quel esprit d’ordre et de beauté t’anime ! » D’après Théophile Gautier, l’âme, elle aussi, migre : « Les momies attendent dans leurs cercueils, au fond des hypogées, que leur âme ait accompli le cercle des migrations. » Et Chateaubriand de renchérir, lyrique et sombre : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue, attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. » Le sage, lui, songe : tant qu’à faire, migrons de notre vivant.

Ces migrations sont belles et nobles. Rien à voir avec celles dont se plaignent, dit-on, les Français de souche. Ceux-ci ne déplorent pas les migrations internes ou nationales, rurales ou pastorales, pas plus que les migrations d’oiseaux, d’ions colorés ou de leucocytes ; non, ce dont ils se plaignent, ce sont les migrations d’étrangers.

La souche, on le comprend, tient à son sol. Elle se souvient de l’arbre qu’elle porta, peut-être même de la sève qui la parcourait. La souche, c’est un arbre sans tronc, sans branches, sans feuilles, sans fleurs et donc sans fruits, qui n’a plus que ses racines et qui attend en pourrissant dans son trou. Cet arpent de boue, elle se l’approprie ; elle croit qu’il est sien, qu’il lui appartient, qu’elle en est la gardienne – elle n’en est que la scorie et, de l’arbre, la ruine. Or le vent comme l’esprit souffle où et quand il veut, apportant du ciel cent mille formes de vie. Mais la souche est butée : c’est sa terre, c’est son trou, c’est son sol, c’est sa boue, hors de ma vue, pas touche. La souche est têtue comme une bûche.

On comprend donc qu’enchaînée par les pieds à un sol qu’elle ne nourrit plus et qu’elle indiffère, tandis que la vie de la forêt bruit partout autour d’elle sans plus la remarquer sinon comme une verrue sur une joue vermeille, et que des insectes fouisseurs y creusent des galeries sans qu’elle puisse rien faire, étant privée de bras, on comprend que la souche, donc, envie, jalouse, haïsse le migrateur, le voyageur, l’errant, le pèlerin, le passager. Hélas, « ses racines tordues l’empêchent de voler ». Parfois, pourtant, il arrive qu’un oiseau, fatigué de migrer, vienne poser sur une souche son corps palpitant et chaud. Alors la souche reconnaît à ce bruit la vie toute proche. Et peut-être se met-elle à aimer. Mais il est trop tard, et l’oiseau repart…

Nous n’omettons pas que le mot souche est aussi un terme de maréchalerie : c’est la partie du clou qui reste dans le sabot du cheval.

Renfonçons le clou : assurons que le maréchal ne refasse pas souche. Et que ce pied pourri reste à jamais dans son sabot.